1
Numéro 52 était un petit bonhomme rondouillard, au crâne chauve protégé de la froidure par une toque d’astrakan noire. Numéro 52 ignorait qu’il était ainsi affublé d’un numéro.
Il rajusta sa mise en examinant sa silhouette boudinée dans la vitrine d’un pressing. Un vent glacial soufflait dans la rue. Un manteau en poil de chameau, ainsi que des sous-vêtements de tissu thermolactyl tenaient bien chaud à Numéro 52. Il était donc là, Numéro 52, à contempler son image dans le miroir qu’offrait la devanture d’une boutique de nettoyage automatique, un jeudi de novembre.
La rue dans laquelle se trouvait le pressing était une rue banale. On ne s’y promenait guère : elle ne présentait aucun intérêt particulier. Quelques immeubles, une boucherie, une bijouterie… un morceau de square venait toutefois rompre la monotonie des façades.
Numéro 52 hésitait. Décidément, il avait chaud. Il sentit ses paumes moites coller au cuir de ses gants. Il frissonna. Après tout, cela valait-il la peine ? Il se rappela la Voix, au téléphone. Une Voix à laquelle il ne pouvait qu’obéir, lui, Numéro 52. C’était ainsi.
Tout à coup, le gérant du pressing, intrigué par ce petit homme ventru qui observait fixement les rangées de costumes alignés en devanture, se planta sur le seuil de la porte. Numéro 52 sursauta. Une petite vieille précédée d’un chien ridicule arpentait le trottoir. Numéro 52 s’écarta pour la laisser passer. Il dut enjamber la laisse du chien, un caniche malingre couvert d’un petit manteau de tissu écossais. Numéro 52 fit quelques pas. Il s’arrêta devant la bijouterie, et fit mine d’être intéressé par les montres, les pendentifs, les horloges… puis il haussa les épaules.
— Allons, se dit-il, personne ne m’a suivi jusqu’ici !
Et résolument, il franchit les quelques mètres qui le séparaient de l’immeuble contigu à la bijouterie. De l’index, il pressa le bouton du digicode. La Voix, au téléphone, lui avait indiqué comment procéder. La serrure électronique émit un grésillement ténu et Numéro 52 poussa la porte de verre. Dans le hall de l’immeuble, un parterre de cactus faisait face à l’ascenseur. Numéro 52 se souvenait parfaitement des instructions qu’on lui avait données. Il pénétra dans la cabine.
Hadès surveillait attentivement Numéro 52.
Il ne s’appelait pas réellement Hadès, bien entendu. C’est sous ce nom d’emprunt qu’il avait loué le studio qui lui servait maintenant de poste d’observation.
Il avait choisi ce pseudonyme — pour le donner à l’agence immobilière où personne, d’ailleurs, ne s’était étonné qu’on puisse porter un tel nom — en souvenir de sa jeunesse studieuse. Il avait jadis étudié le grec et les récits mythologiques le fascinaient. Hadès, Gouverneur de l’Empire des Morts… Aujourd’hui encore, il aurait pu parler des heures durant de ces vieilles légendes surannées, de ce monde des ténèbres cerné par des fleuves maudits.
Mais, quand Numéro 52 pénétra dans l’immeuble dont le hall était orné d’un buisson de cactus, Hadès n’était guère enclin à la rêverie, ni au bavardage. Au travers de son téléobjectif, il avait assisté au manège de Numéro 52, à ses stations devant le pressing, puis la bijouterie.
À vrai dire, dès l’apparition de ce petit homme bedonnant, Hadès eut l’intuition qu’il s’agissait bien de Numéro 52.
Et Numéro 52 n’avait prêté aucune attention à cet autre immeuble qui faisait face au square, de ce côté-ci de la rue. Au deuxième étage il ne remarqua pas le rideau qu’une main osseuse écartait, et ne vit pas l’œil rond et noir du téléobjectif embusqué au coin de la fenêtre. Tandis que Numéro 52 appuyait sur les boutons du digicode, Hadès actionna le déclencheur de son Nikon. Si bien qu’à présent, Numéro 52 — ou plus exactement le visage mollasson de Numéro 52 — était prisonnier du boîtier noir.
Hadès consulta sa montre, qui indiquait 16 h 40. Il embobina la pellicule, la sortit de l’appareil et la rangea dans une enveloppe de papier kraft sur laquelle il inscrivit, à l’aide d’un feutre rouge, « numéro 52 ».
Il soupira et épongea la sueur qui ruisselait de son front, puis il enfila un blouson de cuir, reposant roulé en boule sur le lit. Il eut un regard triste en contemplant la galerie de portraits photographiques qui ornaient les murs de la pièce. Il y en avait cinquante et un. En y incluant la place vide de Numéro 1. Hadès était Numéro 1. C’est-à-dire que le décompte s’opérait à partir de lui, Hadès. Mais il y avait deux autres trous : Numéro 28 et Numéro 42. Ils ne présentaient plus aucun danger.
Numéro 51, apparu le matin même, était inoffensif : sa voiture ornée de décalcomanies publicitaires criardes vantant les mérites d’une marque de vin de Champagne en témoignait. Totalement anodin, Numéro 51. Mais Numéro 52 ?
Hadès rangea la pellicule dans le tiroir de la table de nuit. Il frissonna en évoquant le souvenir de Numéro 42. Quel salaud. Tout était fini, heureusement. Il sourit en apercevant sur le mur la trogne joviale du Numéro 13. Un bon père de famille, charcutier traiteur de son état. Hadès n’était pas superstitieux. Il avait bien raison. Numéro 13 était inoffensif. Mais Numéro 52 ? Numéro 42, lui, était un véritable démon. Le problème ne se posait plus.
Hadès alluma une cigarette et se dirigea vers la fenêtre. Près du chambranle, les fils du magnétoscope couraient, jusque sur le lit. Numéro 52 sortirait d’ici une vingtaine de minutes, probablement. Hadès avait tout son temps.
Il suivrait Numéro 52 dans la rue, lui filerait le train jusque chez lui. Jusqu’à ce qu’il découvre qui était Numéro 52. Qui était peut-être aussi dangereux que Numéro 28 ? Hadès n’en savait rien. Mais, tandis qu’il serait ainsi occupé à espionner Numéro 52, les autres pouvaient venir. Quel jour était-on ? Jeudi ? Jeudi était le jour de Numéro 12 et de Numéro 35. Numéro 12 viendrait sans coup férir. Quant à Numéro 35… c’était un capricieux. Il n’avait pas de jour attitré, venait quand bon lui semblait. Cela ne facilitait guère le travail. Mais Numéro 35 était quelqu’un de tout à fait normal. De lui, il n’y avait rien à redouter.
Hadès régla l’objectif de la caméra et mit le magnétoscope en marche pour vérifier la correction de l’angle. Sur l’écran apparut bientôt l’entrée de l’immeuble dans lequel Numéro 52 avait pénétré, un quart d’heure plus tôt. Hadès sourit, satisfait. En son absence la caméra guetterait pour lui. Et si un autre numéro s’ajoutait à la liste — un hypothétique Numéro 53 ? — le magnétoscope lui restituerait fidèlement le visage de l’intrus. Le cas s’était déjà présenté. Hadès avait ainsi fait connaissance avec Numéro 47, Numéro 21 et Numéro 34. Puis ils étaient revenus, et Hadès s’était assuré, en les filant, de toute absence de danger. Par contre, il était très contrarié de ne pas connaître Numéro 44. Il ne possédait de lui qu’un portrait très flou, pris sur l’écran de télévision. Mais, si d’aventure, Numéro 44 pointait de nouveau le bout de son nez, Hadès ne le laisserait plus s’échapper.
La cassette se dévidait lentement. La petite vieille au chien ridicule traînait encore sur le trottoir, devant la bijouterie. Sa silhouette ratatinée se détacha sur l’écran puis elle quitta le champ.
Hadès éteignit la lumière et ferma la porte à clé avant de descendre l’escalier. Quelques minutes plus tard, comme prévu, Numéro 52 sortit dans la rue. Hadès lui emboîta le pas.
Au fil des mois, il avait eu tout le loisir de mettre au point une méthode de filature très élaborée.
Sa moto était garée près de l’entrée du square. Si un quelconque numéro montait dans une voiture, Hadès était paré. Il y avait d’ailleurs un terre-plein servant de parking, à l’autre bout de la rue, et, avec un peu de chance, Hadès savait dès le début si la « cible » était motorisée. Deuxième solution, en fait une variante de la précédente : la station de taxis, sur la place toute proche. Hadès roulait au pas jusque-là, puis, si la « cible » montait dans un taxi, il ne lui restait plus qu’à s’accrocher en zigzaguant entre les voitures. Troisième possibilité : le métro, dont une bouche se trouvait elle aussi au carrefour. Hadès pouvait garer sa moto en quelques secondes et s’engouffrer dans la station, si le besoin s’en faisait sentir. Enfin, il y avait les flâneurs. Les piétons impénitents. Qui erraient dans les rues parfois durant des heures entières avant de regagner leur domicile. Quand il était certain qu’il avait bien affaire à cette engeance détestable, Hadès prenait son mal en patience et marchait, lui aussi.
Numéros 4, 22, 38, 27, 18, 15, 29, 12 étaient des piétons. Hadès avait dû flâner en leur compagnie sur les boulevards avant de découvrir qui ils étaient. Numéros 30, 11, 7 prenaient le métro, tandis que Numéros 14, 41, 50 ou 13, pour ne citer qu’eux, venaient en voiture. Numéro 42 et Numéro 28 avaient pris le taxi, mais on ne risquait plus de les voir, à présent.
Hadès s’accrocha donc aux basques de Numéro 52. Il poussait sa moto en la tenant par le guidon. Mais il la gara très vite, car Numéro 52 sortit une carte orange d’une des poches de son pardessus. Hadès, à sa suite, descendit les escaliers du métro. Il y avait plusieurs lignes, à cette station, et il ne s’agissait pas de se tromper. Numéro 52 prit Etoile-Nation, par Denfert. Hadès monta dans le même wagon. Il était 17 heures passées de dix minutes et la foule commençait à s’amasser sur les quais, à chaque arrêt. Hadès était résolu à ne pas perdre de temps. Il fallait profiter de l’affluence. Ballotté par les voyageurs qui montaient et descendaient de la rame. Numéro 52 ne remarqua pas cet homme au visage émacié surmonté d’une épaisse chevelure grise qui se rapprochait de lui, à chaque mouvement de foule. Au hasard d’un coup de frein, Numéro 52 marcha sur les pieds d’Hadès, et, déséquilibré, s’accrocha à lui, en agrippant son blouson. C’est à cet instant qu’Hadès opéra. Numéro 52 ne se rendit compte de rien. Il était confus et s’excusa auprès d’Hadès. Celui-ci descendit à Montparnasse, la station suivante. Il se faufila parmi les voyageurs, bouscula même les plus lents à s’écarter sur son passage. Numéro 52, quant à lui, était resté dans la rame qui démarrait de nouveau. Hadès sourit en montant les marches d’un escalier mécanique : il tenait le portefeuille de Numéro 52 à la main. Un bel objet de cuir noir marqué des initiales de Numéro 52 : R. H. Hadès se retrouva bientôt à l’air libre. Il pénétra dans une brasserie et commanda un cognac. Puis il ouvrit le portefeuille afin d’en étudier le contenu. Il dédaigna la carte d’identité, et faillit s’évanouir en découvrant la suite. — Mon Dieu… murmura-t-il, épouvanté.